Chapitre IX

 

L’un des voleurs revient ! tenons-nous sur nos gardes...

Mais pourquoi me troubler ? Si près de la maison,

Sans peine je pourrai le mettre à la raison.

La Veuve.

 

– Un étranger ! répéta le juge : que ce ne soit pas pour affaire, ou... !

L’étranger lui-même coupa court à ses protestations.

– L’affaire qui m’amène est d’une nature importante, répondit M. Campbell, car c’était lui, ce même Écossais que j’avais vu à Northallerton. – Je prie Votre Honneur d’y donner sans tarder toute l’attention qu’elle mérite. – Je crois, monsieur Morris, ajouta-t-il en lançant sur lui un regard ferme et presque menaçant, je crois que vous savez bien qui je suis ; vous n’avez sans doute pas oublié ce qui s’est passé lors de notre dernière rencontre sur la route.

Morris était retombé dans la stupeur ; il éprouva un violent frisson, ses dents claquèrent, et il donna tous les signes de la plus grande consternation.

– Allons, prenez courage, dit M. Campbell, et ne faites pas claquer vos dents comme des castagnettes. Je ne vois pas ce qui pourrait vous empêcher de dire à M. le juge que vous me connaissez et que vous savez que je suis un homme d’honneur ; vous devez venir dans mon pays, et j’aurai peut-être alors occasion de vous rendre service à mon tour.

– Monsieur, monsieur, je vous crois homme d’honneur, et de plus, comme vous dites, bien partagé du côté de la fortune. Oui, M. Inglewood, ajouta-t-il en s’efforçant vainement de donner un peu de fermeté à sa voix, je crois réellement que cet homme est tel que je viens de dire.

– Et que me veut-il ? demanda le juge un peu sèchement. Un homme en amène un autre, comme les rimes dans « la maison que Jack a bâtie », et je ne puis avoir ni repos ni entretien paisibles.

– Au contraire, monsieur, reprit Campbell, je viens pour abréger une procédure qui vous tourmente.

– Par mon âme ! alors soyez le bienvenu autant que jamais Écossais le fut en Angleterre : mais continuez, et dites-nous sans plus de retard tout ce que vous avez à nous apprendre.

– Je présume que cet homme vous a dit qu’il y avait avec lui une personne du nom de Campbell, lorsqu’il eut le malheur de perdre sa valise ?

– Non, dit le juge, il n’a jamais prononcé ce nom.

– Ah ! je conçois, je conçois, M. Morris, reprit M. Campbell ; vous avez craint de compromettre un étranger qui n’entend rien aux formes judiciaires de ce pays ; je vous sais gré de votre attention ; mais, comme j’apprends que mon témoignage est nécessaire pour la justification de M. Francis Osbaldistone, injustement soupçonné, je vous dispense de cette précaution ; vous voudrez donc bien dire à M. Inglewood s’il n’est pas vrai que nous avons voyagé ensemble pendant plusieurs milles, par suite des prières réitérées que vous m’en aviez faites à Northallerton, et que d’abord je n’avais pas voulu écouter ; mais ces prières furent renouvelées avec tant d’instances, lorsque je vous rencontrai sur la route près de Cloberry-Allers, que je me décidai, pour mon malheur, à faire un long détour afin de vous accompagner sur la route.

– C’est l’exacte et triste vérité, répondit Morris en baissant la tête pour donner son assentiment à cette longue déclaration, à laquelle il se soumit avec une triste docilité.

– Comme je présume encore, vous déclarerez à Sa Seigneurie que personne ne peut mieux que moi porter témoignage, puisque j’étais près de vous pendant toute l’affaire ?

– Personne mieux que vous, assurément, reprit Morris avec un profond soupir étouffé.

– Et pourquoi diable ne l’avez-vous donc pas secouru, dit le juge, puisque, d’après la déposition de M. Morris, il n’y avait que deux voleurs ? Vous étiez deux contre deux, et vous paraissez l’un et l’autre de vigoureux gaillards.

– Veuillez observer, monsieur, dit Campbell, que j’ai aimé toute ma vie la paix et la tranquillité. M. Morris, qui, à ce qu’on m’a dit, sert ou a servi dans les armées de Sa Majesté, et porteur, à ce qu’il paraît, d’une somme très considérable, eût pu s’amuser à se défendre, s’il eût voulu ; mais moi qui n’avais qu’un très petit bagage, et qui suis d’un naturel pacifique, je ne me souciais pas de risquer ma vie en voulant opposer quelque résistance.

Je regardai Campbell pendant qu’il prononçait ces paroles, et je ne me rappelle pas avoir jamais vu de contraste plus frappant que celui qu’offrait l’expression de hardiesse et d’intrépidité qui animait son regard, et l’air de simplicité et de douceur qui respirait dans son langage. Je crus même remarquer sur ses lèvres un léger sourire ironique par lequel il semblait témoigner involontairement son dédain pour le caractère pacifique qu’il jugeait à propos de prendre, et je ne pus m’empêcher de croire que s’il avait été témoin de la violence faite à Morris, ce n’avait pas été comme compagnon de souffrance, ni même comme simple spectateur.

Peut-être le juge conçut-il aussi de semblables soupçons, car il s’écria au même instant : – Sur mon âme, voilà une étrange histoire !

L’Écossais parut deviner ce qui se passait dans son esprit, car il changea de ton et de manière, et, bannissant cette affectation hypocrite d’humilité qui lui avait si mal réussi, il dit avec plus de franchise et de naturel : – À dire le vrai, je suis du nombre de ces bonnes gens qui ne se soucient point de se battre, à moins qu’ils n’aient quelque chose à défendre ; et mon bagage était fort léger lorsque nous rencontrâmes ces misérables. Mais afin que Votre Honneur ajoute plus de foi à ma déclaration, en connaissant mieux mon caractère, veuillez, je vous prie, jeter les yeux sur cette pièce. M. Inglewood prit le papier et lut à demi-voix : – Je certifie par ces présentes que le porteur de cet écrit, Robert Campbell de... (de quelque endroit que je ne puis pas prononcer, dit le juge en s’interrompant...) est une personne de bonne famille, et d’une réputation irréprochable, allant en Angleterre pour ses affaires, etc. Donné et scellé de notre main, à notre château d’Inver... Invera... rara...

Argyle.

 

– C’est un certificat, monsieur, que j’ai cru devoir demander à ce digne seigneur (il porta la main à la tête comme pour toucher son chapeau), Mac-Callum-More.

– Mac-Callum qui, monsieur ? demanda le juge.

– Mac-Callum-More, qu’on appelle en Angleterre le duc d’Argyle.

– Je sais très bien que le duc d’Argyle est un seigneur du plus grand mérite, aimant véritablement son pays. Je fus un de ceux qui se rangèrent de son côté en 1714, lorsqu’il débusqua le duc de Marlborough de son commandement. Je voudrais qu’il y eût plus de seigneurs qui lui ressemblassent. C’était alors un honnête tory qui professait les mêmes principes qu’Ormond ; et il s’est soumis au gouvernement actuel, comme je l’ai fait moi-même, pour la tranquillité publique ; car je ne saurais penser que ce grand homme n’ait eu d’autre motif, comme ses ennemis le prétendent, que la crainte de perdre sa place et son régiment. Son attestation, monsieur Campbell, est parfaitement satisfaisante ; et maintenant qu’avez-vous à nous dire au sujet du vol ?

– Deux mots seulement, M. Inglewood ; c’est que M. Morris pourrait en accuser l’enfant nouveau-né, ou m’en accuser moi-même, avec autant de raison qu’il en accuse ce jeune gentilhomme. Je viens librement vous faire ma déposition, et je jure qu’elle est sincère. Je déclare donc que non seulement la personne qu’il prit pour M. Osbaldistone était un homme plus petit et plus gros que monsieur, mais qu’encore, car le hasard me fit apercevoir sa figure dans un moment où son masque se détacha, il avait des traits tout différents. Et je crois, ajouta-t-il en regardant fixement M. Morris avec une expression qui fit trembler le pauvre accusateur, je crois que M. Morris conviendra que j’étais plus en état que lui d’examiner ceux qui nous attaquaient, ayant, j’ose le croire, mieux conservé mon sang-froid.

– J’en conviens, monsieur, j’en conviens parfaitement, dit M. Morris en se rejetant en arrière dès qu’il vit M. Campbell s’approcher de lui pour appuyer son appel. Je suis prêt, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Inglewood, à rétracter ma déposition contre M. Osbaldistone, et je vous prie, monsieur, de lui permettre d’aller vaquer à ses occupations, et à moi, monsieur, d’aller vaquer aux miennes. M. Campbell désire peut-être vous parler en particulier, je suis très pressé de partir.

– Dieu soit loué ! voilà toujours une affaire de moins, dit le juge en jetant au feu les déclarations. À présent, vous êtes entièrement libre, M. Osbaldistone ; et vous, M. Morris, vous voilà tranquille.

– Oui, dit Campbell en regardant Morris, qui approuvait les observations du juge par une piteuse grimace, tranquille comme un crapaud sous le soc de la charrue. Mais ne craignez rien, M. Morris, nous allons partir ensemble, je vous escorterai jusqu’à la grande route, où nous nous séparerons ; et si nous ne nous revoyons pas bons amis en Écosse, ce sera votre faute.

Avec ce même regard de consternation et de détresse que jette le criminel condamné à mort lorsqu’on vient lui annoncer que la charrette l’attend, M. Morris se leva ; mais, quand il fut sur ses jambes, il parut hésiter. – Je vous dis de ne rien craindre, répéta Campbell ; je vous tiendrai parole. Que savez-vous si nous ne pourrions pas apprendre quelque part des nouvelles de votre valise, si, au lieu de rester là planté comme un terme, vous voulez suivre de bons conseils ? Nos chevaux sont prêts ; dites adieu à M. Inglewood, et partons.

Morris nous fit ses adieux, sous l’escorte de M. Campbell, mais il paraît que ses craintes revinrent l’assaillir dans l’antichambre ; car j’entendis Campbell lui réitérer ses assurances de protection. – Par l’âme de mon corps, vous êtes aussi en sûreté que l’enfant dans le sein de sa mère... Comment diable ! avec cette barbe noire, vous n’avez pas plus de courage qu’une perdrix ! Allons, venez avec moi, et soyez homme une fois pour toutes.

La voix se perdit dans l’éloignement, et l’instant d’après nous entendîmes les pas des chevaux qui sortaient de la cour.

La joie que M. Inglewood éprouva de voir se terminer si facilement une affaire qui lui eût donné beaucoup de trouble et d’embarras fut un peu tempérée par la réflexion que son clerc pourrait bien n’être pas trop content à son retour. Je vais avoir Jobson sur les épaules pour ces papiers. Peut-être n’aurais-je pas dû les brûler, après tout. Mais, bah ! j’en serai quitte pour lui payer ce qu’un procès eût pu lui valoir, et tout sera fini. À présent, miss Vernon, quoique je sois dans mon jour d’indulgence et que je n’aie voulu faire arrêter personne, j’ai bien envie de décerner une prise de corps contre vous et de vous confier à la garde de la mère Blakes, ma vieille femme de charge ; nous enverrions chercher ma voisine mistress Musgrave, les miss Dawkins et vos voisins ; et, pendant que le violon s’accorderait, Frank Osbaldistone et moi nous viderions ensemble quelques bouteilles pour nous mettre en train.

– Grand merci, très honorable juge, reprit miss Vernon ; mais il faut que nous retournions sur-le-champ à Osbaldistone-Hall, où l’on ne sait pas ce que nous sommes devenus, pour tirer mon oncle de l’inquiétude qu’il éprouve sur le sort de mon cousin, ce qui est absolument la même chose que s’il s’agissait d’un de ses fils.

– Je le crois sans peine, dit le juge, car lorsque Archie, son fils aîné, finit si déplorablement dans cette malheureuse affaire de John Fenwich, le vieux Hildebrand confondait toujours son nom avec ceux de ses autres enfants, et il se plaignait de ne pouvoir jamais se rappeler lequel de ses fils avait été pendu. Ainsi, hâtez-vous d’aller consoler sa sollicitude paternelle. Mais écoutez, charmante fleur du printemps, dit-il en prenant Diana par la main et en l’attirant vers lui, une autre fois laissez la justice avoir son tour sans venir mettre votre joli doigt dans son vieux pâté tout plein de fragments de latin de chicane et de tous les latins possible. Diana, ma belle, en montrant le chemin aux autres dans ce marais, prenez garde de vous perdre, mon joli feu follet.

Le juge se tourna alors de mon côté, et me secouant la main avec beaucoup de cordialité :

– Vous paraissez être un bon garçon, M. Frank, me dit-il, et je me rappelle très bien votre père. Nous avons été ensemble au collège. Écoutez, mon garçon, à l’avenir ne bavardez pas tant avec les voyageurs que vous rencontrerez sur la grande route. Que diable ! tous les sujets du roi ne sont pas forcés d’entendre la plaisanterie, et il ne faut pas badiner avec la justice... Ah çà, monsieur, je vous recommande Diana. Cette pauvre enfant, elle se trouve presque isolée sur cette boule du monde, libre de chevaucher et de courir partout où bon lui semble. Ayez-en bien soin, ou morbleu je me battrai avec vous ; quoique j’avoue que ce ne serait pas peu d’embarras pour moi. Et maintenant adieu, allez-vous-en, et laissez-moi avec ma pipe de tabac et mes méditations. Que dit la chanson ?

 

De l’Inde la feuille légère

Est consumée en peu d’instants

Et réduite en blanche poussière :

Notre ardeur, comme elle éphémère,

S’éteindra sous nos cheveux blancs.

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Du fumeur voilà la morale

 

Je fus charmé des étincelles de bon sens et de sentiment qui échappaient au juge au milieu de son indolence sensuelle ; je l’assurai que je profiterais de ses avis, et pris congé de l’honnête magistrat et de son toit hospitalier.

Nous trouvâmes dans la cour le domestique de sir Hildebrand que nous avions rencontré en arrivant, et à qui Rashleigh avait dit de nous attendre. Nous partîmes aussitôt, et gardâmes le silence ; car, à dire le vrai, j’étais encore si étourdi des événements extraordinaires qui s’étaient succédé dans le cours de la matinée que je n’étais pas en état de le rompre. À la fin miss Vernon s’écria, comme si elle ne pouvait plus contenir les réflexions qui l’agitaient :

– Rashleigh est un homme étonnant, inconcevable, et surtout bien à craindre ! Il fait tout ce qu’il veut ; tous ceux qui l’entourent ne sont que des marionnettes qu’il fait agir à son gré : il a un acteur prêt à jouer tous les rôles qu’il imagine, et son esprit inventif lui fournit des expédients qui ne manquent jamais de lui réussir.

– Vous croyez donc, lui dis-je, répondant plutôt à ce qu’elle voulait dire qu’à ce qu’elle disait réellement, vous croyez donc que M. Campbell, qui, arrivé si à propos, a enlevé mon brave accusateur comme un faucon enlève une perdrix, était un agent de M. Osbaldistone ?

– Je le soupçonne, reprit Diana, et je doute fort qu’il fût venu à point nommé si le hasard ne m’eût pas fait rencontrer Rashleigh dans la cour de M. Inglewood.

– En ce cas, c’est à vous que je dois tous mes remerciements, ma belle libératrice.

– Oui, mais supposons que vous les ayez payés et que je les aie reçus, ajouta-t-elle avec un gracieux sourire, car je n’ai nulle envie de les entendre ; ou bien, si vous le voulez, réservez-les pour ma première insomnie, je réponds de leur effet. En un mot, M. Frank, je désirais trouver l’occasion de vous être utile, je suis charmée qu’elle se soit offerte, et je n’ai qu’une grâce à vous demander en retour, c’est de n’en plus parler. – Mais quel est cet homme qui vient au grand galop à votre rencontre, monté sur son petit bidet ? Eh ! Dieu me pardonne, c’est l’homme subalterne de la loi, l’honnête M. Joseph Jobson.

En effet c’était M. Jobson lui-même qui venait en toute hâte, et, comme nous le vîmes bientôt, de très mauvaise humeur ; il s’approcha de nous et arrêta son cheval pour nous parler.

– Ainsi, monsieur... ainsi, miss Vernon... Oui... je vois ce que c’est. La caution a été acceptée pendant mon absence... Je voudrais bien savoir qui a dressé l’acte, voilà tout. Si M. le juge emploie souvent cette forme de procédure, je lui conseille de chercher un autre clerc, voilà tout ; car bien certainement je donnerai ma démission.

– Oh ! ne lui faites pas une semblable menace, M. Jobson, reprit Diana, car il est homme à vous prendre au mot. Mais comment se porte le fermier Rutledge ? J’espère que vous l’avez trouvé en état de vous dicter son testament.

Cette question sembla augmenter la rage de l’homme de loi. Il regarda miss Vernon avec un air de dépit et de ressentiment si prononcé que je fus violemment tenté de lui appliquer mon fouet sur les épaules ; mais heureusement je sus me contenir en songeant au peu d’importance d’un semblable individu.

– Le fermier Rutledge, madame, dit le clerc à qui l’indignation ôtait presque l’usage de la parole, le fermier Rutledge se porte aussi bien que vous. Il n’a jamais été malade, et c’est un horrible tour qu’on a voulu me jouer. Si vous ne le saviez pas déjà, vous le savez maintenant.

– Est-il possible ? reprit miss Vernon en affectant le plus grand étonnement.

– Oui, miss, reprit le scribe en fureur ; et ce brutal de fermier m’a appelé chicaneur... – Chicaneur, madame !... Et il m’a dit que je ne cherchais qu’à soutirer de l’argent ! et je ne vois pas pourquoi ce reproche s’adresserait plutôt à moi qu’à tout autre de mes confrères, madame... à moi qui suis greffier de la justice de paix, en vertu des lois rendues dans la trente-troisième année du règne de Henry VII et dans la première de celui de Guillaume... du roi Guillaume, madame, de glorieuse et éternelle mémoire, de ce grand roi qui nous a délivrés des papistes et des prétendants, des sabots et des bassinoires d’Écosse[32], miss Vernon.

– Tristes choses que ces sabots et ces bassinoires, reprit la jeune dame qui se plaisait à augmenter sa rage. Mais ce qui doit du moins vous dédommager, c’est que vous semblez n’avoir pas besoin de bassinoire en ce moment, M. Jobson. J’ai peur que Gaffer Rutledge ne s’en soit pas tenu à de dures paroles. Êtes-vous bien sûr qu’il ne vous a pas battu ?

– Me battre, madame ! reprit-il avec vivacité ; non, non, jamais homme vivant ne me battra, je vous promets, madame.

– C’est selon comme vous le mériterez, monsieur ; car vous vous permettez de parlez d’une manière si inconvenante à miss Vernon, lui dis-je en l’interrompant, que si vous ne changez pas de ton, je pourrai bien vous châtier moi-même.

– Me châtier, monsieur !... Moi, monsieur ! savez-vous bien à qui vous parlez ?

– Oui, monsieur, fort bien. Vous dites que vous êtes clerc de la justice de paix ; Gaffer Rutledge dit que vous êtes un chicaneur, et je ne vois rien dans tout cela qui vous autorise à être impertinent à l’égard d’une dame.

Miss Vernon mit la main sur mon bras et s’écria : – Non, M. Frank, je ne souffrirai pas que vous maltraitiez M. Jobson. Il ne m’inspire pas assez de charité pour vous permettre de le toucher seulement du bout de votre fouet. Comment ! je suis sûre qu’il vivrait là-dessus au moins pendant trois mois. D’ailleurs vous avez déjà blessé suffisamment sa sensibilité ; vous l’avez appelé impertinent.

– Je m’inquiète peu de ce qu’il dit, miss, reprit le clerc d’un ton un peu moins insolent ; impertinent n’est pas un mot qui puisse donner matière à procès ; mais chicaneur est un terme hautement injurieux, Gaffer Rutledge l’apprendra à ses dépens, lui et tous ceux qui le répèteront malheureusement pour troubler la paix publique et m’enlever ma bonne réputation.

– Que dites-vous donc là, M. Jobson ? reprit Diana ; ne savez-vous pas qu’où il n’y a rien, le roi lui-même perd ses droits ? Et quant à votre réputation, si quelqu’un veut vous l’enlever, laissez-le faire : ce sera une triste acquisition pour lui ; je vous féliciterai d’en être débarrassé.

– Très bien, madame... Bonsoir, madame... Il y a des lois contre les papistes, voilà tout, et tout irait bien mieux si elles étaient strictement exécutées. Par le trente-quatrième statut d’Edouard VI, il y a des peines décrétées contre toute personne qui possèderait des antiphoniels, des missels, des graduels, des manuels, des légendes, des livres de messe et autres objets défendus ; il y a des peines contre les papistes qui refusent de prêter serment... Il y en a contre ceux qui entendent la messe. Voyez le trente-troisième statut de la reine Élisabeth, et le troisième du roi Jacques. Tout catholique doit, en payant double taxe, faire enregistrer...

– Voyez la nouvelle édition des statuts, revus, corrigés et augmentés par Joseph Jobson, greffier de la justice de paix, dit miss Vernon.

– Ainsi donc, continua Jobson, car je parle pour vous, Diana Vernon, fille non mariée et papiste, vous êtes tenue de vous rendre à votre demeure, par le plus court chemin, sous peine d’être dégradée comme coupable de félonie envers le roi. Vous êtes tenue de demander passage aux bacs publics et de n’y pas rester plus d’un flux et reflux, et à moins de le trouver dans de tels lieux, vous devez marcher chaque jour dans l’eau jusqu’aux genoux, en essayant d’atteindre la rive opposée.

– C’est, je suppose, dit miss Vernon, une sorte de pénitence protestante pour mes erreurs de catholique. Eh bien, je vous remercie de l’information, M. Jobson, et m’en vais au plus vite, bien résolue de garder dorénavant le logis. Adieu, mon bon M. Jobson, miroir de courtoisie judiciaire !

– Bonsoir, bonsoir, madame ; et rappelez-vous qu’il ne faut pas plaisanter avec la loi.

Et nous continuâmes notre chemin.

Le voilà donc parti, cet agent de trouble et de malheur ; et en lui adressant un dernier coup d’œil comme il s’en allait :

– N’est-il pas cruel, dit miss Vernon, pour des personnes honnêtes et bien nées, de se voir exposées à l’impertinence officielle d’un méchant flagorneur ? Et pourquoi ? parce que notre croyance est celle que tout le monde professait il n’y a pas beaucoup plus de cent ans... Car assurément notre religion a du moins l’avantage de l’ancienneté.

– J’étais violemment tenté de lui casser la tête, répondis-je.

– Vous auriez agi en franc étourdi ; et cependant si mon poing avait été un peu plus lourd, je crois que je lui en aurais fait sentir la pesanteur. Ah ! il y a trois choses pour lesquelles je suis à plaindre.

– Et quelles sont ces trois choses, miss Vernon ?

– Me promettez-vous toute votre compassion, si je vous le dis ?

– En pouvez-vous douter ? m’écriai-je en rapprochant mon cheval du sien, et éprouvant un intérêt que je ne cherchai pas à déguiser.

– Eh bien, voici mes trois sujets de plainte ; car, après tout, il est doux d’inspirer la compassion. D’abord je suis fille et ne suis pas garçon, et l’on me croirait folle si je faisais la moitié des choses qui me passent par la tête ; tandis qu’avec votre heureuse prérogative de faire tout ce que vous voulez, je pourrais me livrer à tous mes caprices et exciter encore des transports d’admiration.

– Voilà un point sur lequel je ne saurais vous plaindre autant que vous le désirez ; car le malheur est si général qu’il vous est commun avec la moitié du genre humain, et l’autre moitié...

– Est si bien partagée qu’elle est jalouse de ses prérogatives, interrompit miss Vernon ; j’oubliais que vous êtes partie intéressée. Chut ! ajouta-t-elle, voyant que j’allais parler. Je me doute que ce doux sourire est la préface d’un joli compliment que vous préparez sur les avantages que retirent les amis et les parents de Diana Vernon de ce qu’elle est née une de leurs ilotes ; mais épargnez-vous la peine de le prononcer, mon cher cousin, et voyons si nous nous entendrons mieux sur le second point de la plainte que je porte contre la fortune. Comme dirait ce vilain procureur que nous quittons, je suis d’une secte opprimée et d’une religion proscrite, et loin que ma dévotion me fasse honneur, parce que j’adore Dieu comme l’adoraient mes ancêtres, mon cher ami le juge Inglewood peut m’envoyer à la maison de correction et me dire ce que le vieux Pembroke dit à l’abbesse de Wilton lorsqu’il s’empara de son couvent : – Allez filer, vieille commère, allez filer.

– Ce n’est pas un mal sans remède, dis-je gravement. Consultez quelques-uns de nos ministres les plus éclairés, ou plutôt consultez votre jugement, miss Vernon, et vous verrez que les points sur lesquels notre religion diffère de celle dans laquelle vous avez été élevée...

– Chut ! dit miss Vernon en mettant un doigt sur sa bouche, chut ! pas un mot de cela. Abandonner la foi de mes pères !... Me conseilleriez-vous, si j’étais homme, d’abandonner leurs bannières, lorsque le sort des combats se déclarerait contre eux, pour aller, comme un lâche, me joindre à l’ennemi triomphant ?

– J’honore votre fermeté, miss Vernon, et quant aux inconvénients auxquels elle vous expose, tout ce que je puis vous dire, c’est que les blessures que nous recevons pour ne pas commettre une lâcheté portent leur baume avec elles.

– Allons, je vois que je n’ai pas beaucoup de pitié à attendre de vous, insensible que vous êtes. Le caprice d’un magistrat peut m’envoyer au premier jour battre le chanvre et filer le lin, et vous voyez cela avec la plus belle indifférence !... Je me plains d’être condamnée à porter une coiffe et des dentelles au lieu d’un chapeau et d’une cocarde, et vous riez au lieu de prendre part à mes peines. En vérité, il est fort inutile que je vous apprenne la troisième cause de mes regrets.

– Non, ma chère miss Vernon ; ne me retirez pas votre confiance, et je vous promets que le triple tribut de sympathie dont je vous suis redevable sera payable fidèlement et en totalité au récit de votre troisième grief, pourvu que ce ne soit pas un malheur qui vous soit commun avec toutes les femmes, ni même avec tous les catholiques d’Angleterre, qui sont encore plus nombreux que, par zèle pour l’Église et l’État, nous ne serions tentés de le désirer, nous autres protestants.

– C’est un malheur, dit miss Vernon d’une voix altérée, et avec un sérieux que je ne lui avais pas encore vu ; c’est un malheur qui mérite bien la compassion. Je suis, comme vous l’avez déjà pu observer, naturellement franche et sans réserve ; une bonne fille, sans prétention, sans défiance, qui voudrais n’avoir de secret pour personne et causer librement avec ses amis ; cependant telle est la singulière position dans laquelle il a plu au destin de me placer que j’ose à peine dire un mot, dans la crainte des conséquences qu’il peut avoir, non pas pour moi, mais pour d’autres.

– C’est en effet un malheur auquel je prends bien sincèrement part, miss Vernon, mais que je n’aurais jamais soupçonné.

– Oh ! M. Osbaldistone, si vous saviez, si quelqu’un savait combien il est quelquefois difficile de cacher sous un front riant un cœur au désespoir, vous auriez pitié de moi... Je fais mal peut-être de vous parler avec autant de franchise sur ma situation... Mais vous avez de l’esprit, de la pénétration. Vous ne manquerez pas de me faire mille questions sur les événements qui sont arrivés aujourd’hui, sur la part que Rashleigh a eue à votre délivrance, sur mille autres points qui fixeront nécessairement votre attention. Moi, je n’aurais pas le courage de vous répondre avec la finesse et la fausseté nécessaires ; vous verriez aisément que je vous trompe ; vous me croiriez fausse et dissimulée, et je perdrais votre estime et la mienne. Il vaut mieux vous dire d’avance : Ne me faites pas de questions, il n’est pas en mon pouvoir d’y répondre.

Miss Vernon prononça ces mots d’un ton pénétré qui ne pouvait manquer de faire sur moi l’impression la plus vive. Je l’assurai qu’elle n’avait à craindre ni que je l’accablasse de questions impertinentes ni que je prisse en mauvaise part son refus de répondre à celles qui pourraient me paraître raisonnables, ou du moins naturelles.

– J’étais trop redevable, ajoutai-je, à l’intérêt qu’elle avait pris à mes affaires pour abuser de l’occasion que sa bonté m’avait offerte de pénétrer les siennes. J’espérais seulement que, si mes services pouvaient lui être utiles, elle n’hésiterait pas à les employer.

– Je vous remercie, reprit-elle, et je vous crois sincère. Votre voix n’a pas le son du carillon monotone appelé compliment ; c’est celle d’une personne qui sait à quoi elle s’engage. Si..., mais c’est impossible. Cependant, si l’occasion s’en présente, je vous demanderai si vous vous rappelez cette promesse. Quand même vous l’auriez oubliée, je ne vous en serais pas moins obligée ; car il suffit que vous soyez sincère à présent. Il peut arriver bien des circonstances qui changent vos sentiments avant que je vous prie, si c’est une prière que je dois vous faire, de secourir Diana comme si vous étiez son frère.

– Fussé-je son frère, m’écriai-je, je n’aurais pas plus d’empressement à la servir ! Et à présent je ne dois sans doute pas demander si c’est volontairement et par amitié que Rashleigh a travaillé à ma justification.

– Non, pas à moi, mais vous pouvez le demander à lui-même ; soyez sûr qu’il vous répondra oui, car toutes les fois qu’il peut se faire un mérite d’une bonne action, il ne manque jamais de se l’approprier.

– Et je ne dois pas demander non plus si ce Campbell n’est pas lui-même la personne qui a enlevé à M. Morris son portemanteau, ou si la lettre que mon ami M. Jobson a reçue pendant que nous étions chez M. Inglewood n’était pas une ruse pour l’entraîner loin du lieu de l’action et l’empêcher de mettre obstacle à ma délivrance ? Et je ne dois pas demander...

– Vous ne devez rien me demander à moi, dit miss Vernon ; ainsi il est inutile de chercher à poser les limites que votre curiosité ne doit pas franchir. Vous devez penser de moi tout aussi favorablement que si j’avais répondu à toutes ces questions et à vingt autres encore avec ce ton libre et dégagé qu’il est facile à Rashleigh de prendre, mais que, pour moi, il m’est impossible de contrefaire. Écoutez : toutes les fois que je porterai la main au menton, de cette manière, ce sera signe que je ne pourrai point m’expliquer sur le sujet qui occupait alors votre attention. Il faut que j’établisse des signaux de correspondance avec vous ; car vous allez être mon confident et mon conseiller, à la seule exception que vous ne saurez rien de mes affaires.

– Rien de plus raisonnable, repris-je en riant ; et vous pouvez compter que la sagacité de mes conseils répondra à l’étendue de votre confiance.

Telle fut à peu près la conversation qui nous occupa pendant la route, et nous arrivâmes à Osbaldistone-Hall au moment où la famille était déjà livrée à ses orgies.

– Qu’on nous serve à dîner dans la bibliothèque, dit miss Vernon à un domestique. Il faut bien que j’aie pitié de vous, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, et que je pourvoie à ce que vous ne mouriez pas de faim dans cette maison brutalement hospitalière ; autrement je ne sais pas trop si je devrais vous montrer ma retraite. Cette bibliothèque est mon antre favori. C’est le seul coin dans la maison où je sois à l’abri des orangs-outangs, mes cousins. Ils n’y mettent jamais les pieds, dans la crainte, je crois, que les in-folio ne viennent à tomber et ne leur fracassent le crâne ; car c’est la seule impression qu’ils puissent faire sur leur cervelle. Suivez-moi.

Je la suivis par un long détour de corridors et de passages, de galeries et d’escaliers, et je finis par entrer avec elle dans la bibliothèque.